Histoires de voiles
Samiah, ma « maid » ici au Caire, porte le voile. Ce voile lui couvre entièrement les cheveux et le cou, ne laissant apparaître que l’ovale de son visage, la moitié de son front, ses yeux rieurs, son nez, sa bouche, une partie des ses joues et son menton. Ses tenues, tout à fait « occidentales », lui couvrent toujours entièrement les bras et les jambes, ne laissant à découvert que la peau de ses mains et celle de ses pieds nus dans ses sandales.
La vocation du voile est de protéger les femmes du désir des hommes. En voilant leur corps et tout ce qui pourrait révéler leur beauté, leur sensualité, elles éviteraient ainsi de susciter le désir, évitant aux hommes toute pensée impure qui les déshonorerait. Et c’est en partie vrai bien sûr. Samiah, avec son voile, est une femme sans âge. On lui donnerait aussi bien 20 ans que 40. Elle passe inaperçue, presqu’une ombre.
Pourtant, lorsque Yassine n’est pas là, que nous sommes seules toutes les deux dans l’appartement, certainement encouragée aussi par mes débardeurs et mes mini-shorts d’intérieur, elle quitte son voile. Et à cet instant, chaque fois, je redécouvre Samiah, une très jolie trentenaire aux beaux cheveux ondulés et au visage bien dessiné et non cette face de lune émergeant d’un foulard informe.
En Egypte, 90% des femmes sont voilées. En grande majorité, elles revêtent une tenue similaire à celle de Samiah : un voile ne laissant apparaître que l’ovale du visage et des vêtements leur couvrant le corps entièrement. Elles composent, toutes ensembles, lorsque vous les croisez dans la rue, une foule anonyme.
Cet accoutrement les protège-t-elles du désir des hommes ? Oui, peut-être en partie…
Exacerbe-t-il le désir des hommes ? Oui, plus sûrement encore.
Ils n’en sont que plus insistants, avec nous, les étrangères, qui même en tenue décente, laissent nos cheveux libres de toute retenue, et évoquons une sorte de liberté sexuelle affichée. Le voile semble engendrer beaucoup de frustration, surtout chez les jeunes.
Mais pour être exhaustive, il faut encore parler des fantômes. Ces femmes, anonymes, entièrement recouvertes d’un drap noir, ne laissant apparaître qu’une mince bande de peau au fond de laquelle on devine à peine leurs yeux ; des gants noirs enferment également leur mains, leur pieds sont systématiquement sanglés dans des chaussures fermées.
Je ne peux en voir une dans la rue sans éprouver un sentiment de révolte. Révolte contre ceux qui leur ont imprimé dans le crâne que c’est la seule façon d’être une femme décente ; révolte contre elles-mêmes, victimes consentantes, endoctrinées au point de ne jamais remettre cette prison en question, au point même d’essayer de convaincre les autres à leur tour, de sa justesse. Cachées à jamais aux yeux du monde, visibles uniquement pour leur mari qu’elles se doivent de servir en tout. Qui sont-elles ? Elles ne sont personne, elles n’ont pas d’existence propre.
Je pense que je ne m’y ferai jamais. Elles ne sont pourtant pas rares dans les rues du Caire.
Les jours où je ne suis pas en pleine forme, elles me font peur ces femmes. Elles me jugent, je le vois. Elles sont omniprésentes et me jugent, comme si j’avais tord et qu’elles avaient raison, comme si j’avais choisi le mauvais chemin et elles le bon. Je relève la tête, redresse les épaules, marche fièrement dans la rue, fière de ce que je suis, de ma façon d’être et de vivre. J’ignore superbement leurs regards aussi bien que les commentaires des hommes dont je ne comprends pas la langue mais très bien le sens.
Pourtant, ces jours-là, les jours de doute, je me prends à rêver, moi aussi, de devenir anonyme, planquée sous d’amples vêtements, fantôme à mon tour…